1er décembre, bilan de «l'acte III»
Au moment où ces lignes sont écrites, se déroule à Paris et dans les autres villes françaises «l'acte III» de la mobilisation des «gilets jaunes» , un mouvement ainsi nommé par la couleur des gilets «à haute visibilité» utilisés comme attribut vestimentaire distinctif par les citoyens qui s'y impliquent.
Nous sommes le lendemain du troisième samedi de manifestations de rues dans les villes françaises alors que toute la semaine des centaines de points de blocage ont été animés par des «gilets jaunes» sur les voies de transport, devant des bâtiments administratifs et des lieux d'approvisionnement.
L'impact politique de la mobilisation d'hier est en évolution : alors que la France Insoumise et le PCF se préparent à déposer une motion de censure contre le gouvernement, et que des partis de l'opposition ont appelé à des élections anticipées ou à un référendum sur les mesures, le président Macron a exprimé le souhait d'une réunion des dirigeants politiques.
Au sein de cercles proches du gouvernement on évoque le retour éventuel de l'état d'urgencee, voire pire, la suspension temporaire de la Constitution (article 16) ou le recours à l'armée pour réprimer les manifestants.
Cette dernière mesure a été la réalité amère dans le département d'outre-mer de la Réunion, où les mobilisations des «gilets jaunes» ont été accompagnées d'actes insurrectionnels et de violence.
Tous ces signes trahissent l'émergence d'un conflit social et politique aigu et une déstabilisation majeure du système.
Hier, 1er décembre, les médias du monde entier ont diffusé des images de vandalismes en provenance du centre de Paris. L'image de l'Arc de Triomphe enveloppé de nuages de fumée crée une sensation puissante, évoquant des images d'insurrection généralisée voire de guerre. Il est tout à fait vrai que la tension monte d'un samedi à l'autre, produisant des bilans très inquiétants : 133 personnes blessées (dont un manifestant entre la vie et la mort) rien que pour la journée d'hier à Paris. Toujours à Paris, 412 personnes ont été arrêtées, dont 378 toujours en garde à vue dimanche. Un journaliste du média «RT France» a été blessée au visage par un tir de flash-ball de la police.
À Nantes, en Bretagne, le bilan semble être proportionnellement encore plus lourd, alors qu'il y a eu aussi des émeutes et des victimes aussi dans d'autres villes françaises.
La responsabilité des forces de police et des autorités politiques pour la survenue de ces incidents devrait être examinée. J'ai été témoin direct de l'incendie de deux appartements aux étages d'immeubles parisiens provoqués par le tir de grenades lacrymogènes explosives de la police.
En tout état de cause la violence, aussi spectaculaires ses effets soient-ils, est marginale au sein de ce mouvement populaire de masse, pacifique dans sa très grande majorité. Dans les manifestations on rencontre aussi bien des jeunes que des personnes âgées, des familles avec des bébés dans la poussette et des personnes en fauteuils roulants.
L'affirmation des autorités françaises que la participation au mouvement des «gilets jaunes» serait en train de reculer ne coïncide pas avec les témoignages directs. Bien sûr, les citoyens ne disposent pas de ressources illimitées pour se rendre chaque semaine de la province à Paris, et la violence policière systématique a un effet dissuasif. Dans le même temps, cependant, les blocages restent actifs dans tout le pays, la popularité croissante du mouvement est à 85% lors du dernier sondage. De tous côtés du mouvement s'affiche la volonté de poursuivre les mobilisations. Enfin, une nouvelle génération de militants sociaux est en train de naître et de s'aguerrir au sein de ce mouvement.
Ce serait une conquête militante si les «gilets jaunes» pouvaient s'unir aux «gilets rouges» des syndicats, en particulier de la plus grande confédération CGT. C'est ce qui s'est passé dans des villes de province, mais pas à Paris où des cortèges ayant parcouru le même trajet ont échoué à se rencontrer.
Ceci malgré le fait que le Comité exécutif de la Confédération, dans une déclaration publiée le 20 novembre, proclamait: «Alors que la France est en 2017 le 5e pays producteur de richesses dans le monde, le chômage et le travail précaire s’accroissent et plongent dans le désarroi de plus en plus de familles, de citoyens. La préoccupation d’une partie grandissante de la population est de boucler les fins de mois.»
Ces constats révèlent clairement les causes essentielles de la mobilisation des «gilets jaunes».
Il est toutefois essentiel de mentionner que des fédérations de branche et des syndicats de base de la CGT participent activement aux mobilisations, en particulier la FNIC (Fédération Nationale de l'Industrie Chimique) CGT dont le rôle joué dans le blocage des raffineries et des hubs de distribution de carburants fut décisif.
Au delà de la participation à géométrie variabl des syndicats, il est important de mentionner la participation aux mobilisations des Collectifs antiracistes, de défense des Droits et de ceux contre la violence policière, des étudiants et des lycéens.
Offensive sur le revenu populaire sous de faux prétextes écologiques
Il a été souvent répété dans le bimensuel «Ergatiki Aristera» («Gauche Ouvrière») et les sites web proches de nos lignes et convictions, que l'axe de la politique économique du gouvernement Macron est le transfert ininterrompu de revenus et de richesses, des travailleurs et des classes moyennes vers le grand capital.
L'augmentation des taxes sur les carburants, mesure qui a déclenché la mobilisation des «gilets jaunes» s'intègre dans cette orientation générale.
Le gouvernement français a présenté cette mesure comme une mesure «écologique». C'est une référence trompeuse à l'écologie, compte tenu que la gouvernance Macron ne s'est nullement préoccupée des impacts écologiques du démantèlement de la SNCF, de la prolongation du fonctionnement de centrales nucléaires vieillies et potentiellement dangereuses, de l'utilisation du glyphosate cancérigène (Roundup) dans l'agriculture, pour ne citer que les aspects les plus saillants.
Au delà du fait que 19% seulement de ces recettes fiscales supplémentaires seront alloués à la «transition écologique dans le domaine des mobilités», signalons que «9 milliards mis sur la table pour la transition énergétique, iront essentiellement aux caisses des grandes entreprises du secteur… Ceux d’en bas, eux, devront se contenter de belles paroles et d’explications un brin condescendantes» comme on peut lire dans un communiqué du NPA.
Dans le cadre de la procédure de l'examen du budget de l'État par le Parlement, et compte tenu que les marges en sont fixées d'avance, la France Insoumise propose, parallèlement à la suspension de l’augmentation de la taxe sur les carburants, la mise en place d'autres mesures : «le rétablissement de l’ISF (impôt de solidarité sur la fortune), la fin des niches fiscales anti-écologiques pour le kérosène aérien, le fioul des bateaux de croisière, le gazole routier, une réforme fiscale pour redresser les injustices actuelles, la re-nationalisation des autoroutes, la réaffectation des 40 milliards du CICE à la transition écologique».
L'augmentation des taxes sur les carburants concerne essentiellement les classes en France les classes non privilégiées, en particulier la classe ouvrière des territoires périphériques. L'utilisation quotidienne du véhicule personnel est une nécessité absolue pour de nombreux travailleurs se rendant sur des lieux de travail de plus en plus éloignés de leur domicile et pour tou-te-s les chefs de foyer de ces mêmes territoires effectuant des démarches et des accompagnements vers des services de plus en plus éloignés.
De la virtualité des réseaux informatiques vers le réel la scène politique centrale
Le mouvement des «gilets jaunes» est né dans les médias sociaux. Sa première trace d'écriture a été la publication en mai 2018 d'une pétition réclamant la baisse des prix des carburants automobile, peu suivie au départ mais qui a depuis recueilli plus d'un million d'adhésions. Plusieurs vidéos des citoyen-ne-s anonymes sont apparues depuis sur Youtube protestant contre la baisse du pouvoir d'achat et la dégradation des conditions de vie. Par la suite plus de 100 groupes d'information et de coordination se sont créés sur Facebook.
Le mouvement atteint une «masse critique» en octobre et devient visible pour la première fois dans la rue lors des célébrations officielles de la fin de la Première Guerre (11 novembre) où des groupes de citoyen-ne-s ont à l'occasion tenté, mais sans succès, de porter «de vive voix» leurs revendications au président Macron et à d'autres représentants de l'exécutif.
Le traitement des revendications des «gilets jaunes» a été celui habituellement réservé par le «système Macron» à toutes les revendications sociales: surdité obstinée, mépris, diffamation à travers des médias manipulés.
La réaction de l'exécutif français au lieu de décourager les «gilets jaunes» a renforcé leur détermination de s'organiser dans un mouvement national horizontal et de se porter présents de manière retentissante sur la scène politique centrale, tout en renforçant les lien avec leurs terrains de départ, où il ont organisé des blocages et d'autres actions de contestation.
Nous sommes ainsi arrivés à un enchaînement de manifestations dans les grandes villes, samedi après samedi, les 17 et 24 novembre et 1er décembre, surnommés «actes» du mouvement.
Montée en puissance de la détermination mais surtout élargissement des revendications. Alors que la revendication initiale était la réduction des prix des carburants, le 29 novembre, un comité de «gilets jaunes» a publié une liste de 40 revendications qui, au-delà des mesures fiscales et économiques déjà mentionnées, contenait l'augmentation du SMIC à 1300 euros nets, la fixation d'un salaire maximum, la retraite à 60 ans, la suppression de la retenue de l'impôt à la source , et enfin un moratoire sur le paiement des intérêts de la dette publique.
Mais depuis maintenant quelques jours, le slogan dominant dans les manifestations est la démission du président Macron.
Les «gilets jaunes» n'ont pas souhaité jusqu'à présent, mettre en place des représentations ou une quelconque structure organisationnelle. Lorsqu'ils s'expriment c'est toujours à titre personnel et déclarent à chaque occasion leur prise de distance par rapport aux institutions officielles, aux partis politiques, aux syndicats, etc.
C'est une attitude compréhensible dans la mesure où la structure centralisée et autoritaire de la 5ème République, associée aux politiques antisociales, et aux pratiques élitistes et technocratiques du néolibéralisme, créent dans l'imaginaire populaire l'indifférence voire l'aversion pour les institutions étatiques.
Le mouvement des «gilets jaunes» concerne des personnes socialement diverses en termes de revenus et de relations de travail, souvent résidentes des régions provinciales et périurbaines. Ils appartiennent à la partie de la société qui se situe à la «périphérie interne» du capitalisme français, dont la croissance actuelle s'appuie sur les branches d'activité à grande valeur ajoutée, le secteur mondialisé des services, l'exploitation de ressources hors du territoire national et l'expansion des métropoles, lieux d'hébergement et de coordination de ces activités. En dehors de ces «locomotives» du capitalisme français d'aujourd'hui, les secteurs de la société qui évoluent à leur périphérie, forment une majorité sociale dont fait partie la classe ouvrière de France. Ils sont, dans leur ensemble, repoussées à la marge du système politique, serviteur dévoué du capitalisme mondial néolibéral, avec Macron assigné à la place de pivot.
La Droite, la Gauche et le gilet
Ce n'est pas un paradoxe que les dirigeants politiques de la Droite traditionnelle et extrême, ont tenté de s'infiltrer dans le mouvement des «gilets jaunes» pour en tirer profit. Les secteurs de la société mobilisés dans le mouvement sont considérés par les Droites comme espace privilégié pour puiser leur clientèle électorale.
Du côté de la Gauche politique et sociale, la réaction initiale a été l’ambivalence et le scepticisme. Le 30 octobre, la direction de la CGT déclarait qu'elle ne marcherait jamais aux côtés d'un mouvement qui porte en son sein des éléments «d'extrême droite».
Pendant les deux premières semaines des mobilisations des «gilets jaunes», la France Insoumise et le PCF étaient occupés par leurs d'agendas militants programmés et d'importantes procédures internes. Dans le cadre de la Gauche plus large, la crainte du «populisme» et le parallélisme avec certains phénomènes en Italie, en Europe Centrale et aux États-Unis ont été mis en avant par une partie des militants lors des discussions qui avaient lieu.
Cependant, quasiment tous les partis et organisations de Gauche se sont positionnés publiquement et clairement aux côtés des «gilets jaunes» à partir de «l'acte II», alors que l'influence de l'Extrême Droite diminuait grâce au caractère masif, à la nature populaire du mouvement et à la clarification de ses revendications sociales.
Le 29 novembre, le NPA commentait: «La présence de l’ultra-droite dans les affrontements à Paris, le pédigrée de certains porte-paroles et la confusion dans certaines revendications et certains mots d’ordre montrent que l’extrême droite continue d’essayer d’être à l’offensive. Pourtant, le mouvement, populaire dans sa composition et légitime dans ses revendications, ne doit pas être réduit à cela. Et dans plusieurs endroits, des forces de gauche sociale et politique, des cortèges de salarié-e-s, ont su converger avec les gilets jaunes»
Le mouvement français des «gilets jaunes» a déjà fait des émules en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas.
Dans notre Bulgarie voisine, des «gilets jaunes» sont apparus dans les rues et ont bloqué les points de passage frontaliers entre la Grèce (Kulata) et la Turquie (Kapitan Andreevo et Lesovo), pour protester contre l'augmentation du prix de l'essence et demander la démission du «gouvernement mafieux».
«Acte IV» ou «jour d'après» ?
La formulation de prévisions en politique est un exercice très risqué. Ces lignes sont rédigées pendant le déroulement même des événements.
L'expérience actuelle du mouvement populaire français doit cependant être interprétée à partir de la connaissance de la crise du système capitaliste mondial.
La crise, au fur et à mesure de son évolution, générera en permanence des mouvements de contestation et de revendication, massifs et populaires, qui seront confrontés au niveau de chaque pays à une répression brutale et d'intensité croissante. Au niveau international, les grandes alliances capitalistes auront recours à des manœuvres commerciales et financières, et à des velléités de transformer les conflits des classes en conflits militaires entre les États.
Nous constatons aujourd'hui, en France comme dans d'autres pays, que le mouvement populaire refuse d'être «encadré» par des formes traditionnelles d'organisation, partis politiques de Gauche et syndicats structurés verticalement. Cependant, la présence de ces organisations est nécessaire à l'élargissement des mouvements populaires de contestation et de revendication et à leur coordination à long terme.
Nous constatons également qu'au sein des grands mouvements populaires en voie d'émerger, la colère qui motive les citoyen-ne-s dans leurs mobilisations pourrait, soit se détourner de la guerre sociale pour alimenter une guerre entre les pauvres, soit faire long feu et être récupérée par les gouvernants, pour légitimer des mesures politiques et sociales qui conforteraient le capitalisme néolibéral et diviseraient la majorité sociale des non privilégiés.
Les militants de la Gauche anti-néolibérale doivent œuvrer aux seins des mouvements citoyens pour empêcher leur détournement des objectifs de Démocratie citoyenne et d'émancipation sociale. Les pratiques militantes ayant émergé au sein du mouvement français des «gilets jaunes» doivent être reprises, exploitées et enrichies par les militants d'autres pays et d'autres champs de contestation sociale.