Introduction au séminaire de 13/5/2016, en Grèce, sur la crise de/dans l’Union européenne (UE) – mais aussi au sein de sa proche périphérie proche-orientale et nord-africaine.

Introduction

J’ai été chargé d’introduire notre séminaire sur la crise de/dans l’Union européenne (UE) – mais aussi au sein de sa proche périphérie proche-orientale et nord-africaine. J’ai choisi de le faire en tentant :

  • de prendre un peu de recul relativement au fil des  événements de ces derniers mois, suivant dramatiques (pensons à ce qui s’est passé en Grèce l’an dernier), et même de ces dernières années, en revenant aux origines et fondements mêmes de la construction européenne ;
  • de ne pas traiter la manière dont la crise de/dans l’UE affecter la situation de l’’un ou l’autre de ses États membres puisque nous aurons droit à des exposés sur la Grèce, l’Espagne, la France et l’Italie ; ces exposés seront en ce sens l’occasion de revenir sur
  • de proposer quelques éléments généraux d’analyse des transformations en cours dans le capitalisme contemporain, notamment dans la structure des États capitalistes, qui permettent d’éclairer, au moins en partie, les enjeux des processus en cours dans l’actuelle crise de/dans l’UE.

Annonce du plan :

  • Des États-nations aux systèmes d’États continentaux.
  • Les contradictions internes de la « construction européenne »
  • Les effets contradictoires de la crise structurelle sur la « construction européenne »
  • La crise de l’endettement public et sa gestion dans et par l’UE

I. Des États-nations aux systèmes d’États continentaux

Mon analyse de la crise de/dans l’UE part de deux présupposés sur lesquels il ne m’est pas possible de m’expliquer complètement ici : leur justification devrait, à chaque fois, faire l’objet d’un exposé propre. Je dois donc vous demander de les accepter provisoirement, en me proposant d’y revenir dans la discussion qui suivra si vous le jugez nécessaire.

            Dans le cours et sous l’effet de l’actuelle crise structurelle (notamment sous l’effet de la mise en œuvre des politiques néolibérales), deux modifications concomitantes et en partie liées entre elles se sont produites :

  • D’une part, au niveau de l’espace de régulation de la circulation du capital, passage de l’internationalisation à la transnationalisation du capital (ce que désigne improprement les termes de « mondialisation » et de « globalisation »). Passage :
    • d’une régulation institutionnelle opérée dans le cadre des différents États-nations et de leurs rapports réciproques, impliquant un contrôle (plus ou moins poussée) de la circulation du capital (sous sa double forme de  capital-marchandise et de capital argent : investissements directs et investissements indirects) entre eux par des États eux-mêmes 
    • à une régulation institutionnelle opérée par le biais d’organismes transnationaux : l’Organisation mondiale du commerce (OMC), la Banque des règlements internationaux (BRI), le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et ses déclinaisons « régionales », les agences de l’Organisation des Nations-Unies (ONU), etc., les différents États-nations abandonnant plus ou moins les dispositifs (législatifs et réglementaires) de régulation nationale au profit de dispositifs multilatéraux voire de toute absence de dispositifs.
  • D’autre part, au niveau des États, l’intégration tendancielle des États-nations en systèmes continentaux d’États impliquant la démultiplication des appareils d’États en trois (voire quatre) instances :
    • supranationale : formation de proto-États supranationaux au profit desquels les États-nations formant système abandonnent une partie de l’exercice de leur souveraineté respective ;
    • infranationale : renforcement des instances infranationales (périphériques) des appareils d’État nationaux (Länder en Allemagne, régions en France et en Italie, communautés en Espagne, etc. – jusqu’aux grandes métropoles et leurs aires) qui héritent, par délégation, d’un certain nombre de compétences jusqu’alors dévolues au pouvoir central dans le cadre des États-nations ;
    • nationale : les États-nations restant en charge de la régulation des rapports de classe, autrement dit des conditions sociopolitiques de l’hégémonie bourgeoise au sein de l’espace national (avec cette contradiction qu’une partie grandissante de ces conditions leur échappe). 

Le processus est général : cf. la formation de l’UE, de l’Alena, du Mercosur (ou Mercosul), de l’Asean, etc. Cf. cependant les exceptions apparentes de la Chine et de l’Inde, apparentes parce que ces États ont par eux-mêmes déjà une dimension continentale.

II. Les contradictions internes de la « construction européenne »

L’UE est un tel système continental d’États en cours de construction. Construction au parcours chaotique et aux résultats limités dans du fait de la persistance de contradictions internes.

A) La persistance des conflits entre intérêts nationaux

En premier lieu, conflits classiques entre les intérêts nationaux (les intérêts des différents blocs sociaux sous hégémonie des différentes bourgeoisies nationales) tels qu’ils résultent des histoires nationales respectives : des luttes de classes au sein des différents États, des conflits antérieurs entre les États européens, des insertions différentielles dans l’espace mondial (position dans la division internationale du travail, position au sein du système mondial des États, relations avec la puissance hégémonique, avec les semi-périphéries et périphéries proches et lointaines). En particulier :

  • Différences et inégalités de développement entre les États centraux (au départ : Allemagne, Benelux, France, Italie – par après Grande-Bretagne, Danemark, Suède, Autriche, Finlande) et les États semi-périphériques (Irlande, Grèce, Espagne, Portugal puis Chypre et l’ensemble des pays d’Europe centrale et orientale (PECO)).
  • Au sein même des États centraux, différences entre trois pôles rhénan et nordique, latin et anglo-saxon :
    • Un pôle rhénan et nordique (exemples : Allemagne et Suède) : un capitalisme dominé par un capital industriel fortement concentré et centralisé, spécialisé dans la production des moyens de travail high tech, plus ou moins fusionné avec le secteur bancaire, avec une longue tradition de compromis entre capital et travail.
    • Un pôle latin (exemples : France, Italie, Belgique wallonne) : un capitalisme dominé par un capital industriel moins fortement concentré et centralisé, moins spécialisé et plus orienté vers la production de moyens de travail et de moyens de consommation banals, à fort secteur public et nationalisé, avec une tradition de conflictualité sociale plus importante.
    • Un pôle anglo-saxon : un capitalisme dominé par le capital marchand, commercial (comme aux Pays-Bas ou dans la Belgique flamande) ou financier (comme la Grande-Bretagne), avec une longue tradition de compromis entre capital et travail (dans le cas des Pays-Bas) et une certaine tradition de conflictualité sociale liée à des secteurs en déclin (comme la Grande-Bretagne).

B) Le conflit entre les deux conceptions de la « construction européenne »

En second lieu, tension entre deux conceptions du projet européen, deux visions ou versions de la « construction européenne ».

  • Une version forte (ou dure) : l’Europe comme pôle autonome au sein du capitalisme en voie de transnationalisation, constituant un espace économique intégré (marché unique, monnaie unique), essentiellement autocentré (ce qui signifie de privilégier le marché intérieur comme espace d’accumulation autorégulé – sur le mode keynéso-fordiste – et relativement protégé de la concurrence extérieure – en pratiquant une certaine forme de protectionnisme à l’égard de l’extérieur), ce qui implique sur le plan politico-institutionnel une confédération voire une fédération d’États (les États-Unis d’Europe) capable de tenir tête économiquement, diplomatiquement et même militairement aux autres pôles mondiaux (États-Unis, Japon, Chine, etc.) dans un monde multipolaire.
  • Une version faible (ou molle) : l’Europe comme simple département du marché mondial, destinée à libéraliser les échanges entre États européens et entre ces derniers et le reste du monde, en veillant à instituer une « concurrence libre et non faussée » entre capitaux, hommes, territoires à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Union. Autrement dit, l’UE comme simple relais de l’OMC, du FMI, de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), de l’Organisation international du travail (OIT), etc., bref des différentes institutions encadrant le marché mondial en lui permettant de fonctionner comme un marché intégré.

On pourrait qualifier la première de conception social-démocrate de l’UE, la seconde de conception libérale. Et, de fait, la première a été surtout défendue par des personnes, courants, partis social-démocrates, tandis que la seconde l’a été par des libéraux, les chrétien-démocrates (la troisième tendance politique ayant fourni les principaux promoteurs et artisans de la « construction européenne » occupant une position intermédiaire entre les deux conceptions en défendant l’idée de l’Europe comme « économie social de marché »).

Dès le départ, la conception libérale l’a emporté, du fait de la prédominance des éléments libéraux et chrétien-démocrates sur les éléments social-démocrates parmi les milieux dirigeants européens des années 1950-1960. D’où le trajet conçu pour réaliser le projet de « construction européenne » : l’intégration économique (la réalisation d’un marché commun, puis d’un marché unique, suivie de celle d’une monnaie unique, etc.) précédant et étant censé préparé et rendre possible l’intégration politique (la constitution d’une confédération voire fédération des États européens). Avec cette contradiction interne que le moyen préconisé (la réalisation d’un marché régi par l’obligation d’une « concurrence libre et non faussée », soit en définitive « la guerre de tous contre tous ») risque de placer hors d’atteinte la fin poursuivie (la création d’une communauté politique : d’une solidarité entre États membres et entre citoyens de ces différents États).

C) Le défaut (l’insuffisance sinon l’absence) d’hégémonie en Europe

L’expression doit s’entendre ici en un double sens, référant à deux usages différents du concept d’hégémonie.

  • L’hégémonie au sens grec du terme. Dans le monde grec antique, divisé entre de multiples cités-États rivales, souvent en conflits les unes avec les autres, la cité hégémonique est celle qui est capable de former et de conduire une alliance de telles cités contre une autre alliance (voire contre un ennemi commun à l’ensemble des cités – par exemple les Mèdes) en se faisant obéir (en leur imposant des objectifs communs et une discipline commune).
    • Pas ou peu d’hégémonie en ce sens dans le cours de la « construction européenne » du fait de la persistance des divergences et des oppositions d’intérêts entre les différents États européens.
  • L’hégémonie au sens gramscien du terme. Dans un bloc social (un système durable et institutionnalisé d’alliances entre de multiples classes, fractions de classes et couches sociales), la classe (ou fraction) hégémonique est celle qui a su former cette alliance autour d’elle en se faisant obéir des autres classes (elle est capable de leur imposer des objectifs communs et une discipline commune en intégrant/coordonnant/subordonnant plus ou moins leurs intérêts aux siens) et qui la dirige par conséquent.
    • Pas ou peu d’hégémonie en ce sens dans le cours de la « construction européenne » du fait que l’hégémonie de la bourgeoisie continue à se construire essentiellement au sein des différents espaces nationaux et de l’insuffisante intégration entre les différentes fractions nationales de la bourgeoisie.

Ce défaut d’hégémonie persiste aujourd’hui encore. Certes, on note une prédominance croissante de l’Allemagne depuis une quinzaine d’années, sensible dans la manière dont elle est intervenue pour généraliser les principes de son ordolibéralisme à l’ensemble de l’Europe via la Commission européenne et la Banque centrale européenne (BCE), notamment dans la gestion de la soi-disant crise des dettes publiques par laquelle a été soldée la crise financière de 2007-2009, à coup de politiques d’austérité salariale et budgétaire.

Mais cela est bien loin de lui assurer encore la capacité d’une direction hégémonique de l’UE. Cela apparaît notamment dans l’absence persistance de toute politique extérieure (économique, culturelle, diplomatique, militaire) commune face aux autres « grandes puissances », anciennes ou nouvelles (USA, Russie, Chine, Inde, etc.). D’où son incapacité à faire face d’une manière unitaire et cohérente à toute une série de crises survenues à ses frontières, au cours desquelles les « égoïsmes nationaux » ont souvent prévalu :

  • Lors de la crise des Balkans des années 1990 (l’éclatement de la Yougoslavie), l’Allemagne a soutenu les forces centrifuges (notamment slovènes et croates) tandis que la France soutenait les forces centripètes (donc l’hégémonie serbe au sein de la fédération yougoslave).
  • Incapacité de parler d’une même voix face à l’aventurisme états-unien en Afghanistan et en Irak après le 11 septembre 2001, dont l’Europe paye pourtant aujourd’hui le prix fort sous forme des vagues continues d’attentats commis par des mouvements soi-disant djihadistes.
  • Incapacité de s’opposer aux menées états-uniennes en Europe centrale et orientale contre la Russie, l’intégration des PECO dans l’OTAN avançant du même pas que celle dans l’UE jusqu’à provoquer la récente guerre russo-ukrainienne aux suites dangereuses.
  • Incapacité de faire face ensemble au soulèvement du « printemps arabe », faisant alterner l’aventurisme militariste des uns (la France et le Royaume-Uni en Lybie) et l’impuissance commune de tous (face à la répression de masse en Égypte, face à l’aggravation continue de la crise en Syrie et de ses conséquences, face à l’appui avéré de l’Arabie saoudite et des émirats du golfe aux mouvements soi-disant djihadistes, etc.)
  • Incapacité d’élaborer une politique commune face à l’afflux de migrants en provenance du Proche et Moyen-Orient et d’Afrique noire, lié pour partie aux crises précédentes

III. Les effets contradictoires de la crise structurelle sur la « construction européenne »

La crise structurelle dans laquelle le capitalisme mondial est engagé depuis les années 1970 va produire des effets contradictoires sur la « construction européenne ». D’une part, elle va la dynamiser en l’élargissant et la renforçant ; d’autre part, elle va l’affaiblir en accentuer ses contradictions internes.

  1. L’élargissement et le renforcement

En tant qu’elle induit le passage d’un régime d’internationalisation à un régime de transnationalisation du capital, la crise structurelle ne peut que dynamiser l’édification de cet embryon de système continental d’États qu’est l’UE. Ce qui s’est traduit par l’adhésion massive des États du continent restés antérieurement à l’écart de l’UE, par vagues successives : Grèce en 1980, Espagne et Portugal en 1985, Suède, Finlande et Autriche en 1995, un certain nombre de ci-devant « États socialistes » dans le cours des années 2000, jusqu’à la récente adhésion de la Croatie en 2013.

 L’adhésion à l’UE a représenté pour ces différents États, souvent petits et faibles, la perspective d’échapper au risque de périphérisation voire à la marginalisation au sein du marché mondial, en se mettant à l’abri de la protection de l’UE et en bénéficiant du dynamisme économique persistant des principaux États de l’UE (l’Allemagne et ses dépendances, la France, le Royaume-Uni, l’Italie) et de l’UE dans son ensemble. Il entrait évidemment une bonne part d’illusion dans un pareil calcul.

 D’où la constitution d’une zone économique intégrée de cinq cent millions de personnes capable a priori de faire jeu égal avec les anciens concurrents (les États-Unis et le Japon) tout comme avec les nouveaux concurrents (les « États émergents » : la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Indonésie, etc.)

B) La transformation de l’Union Européenne en « machine à libéraliser »

La généralisation dans toute l’Europe occidentale (comme presque partout dans le monde) au cours des années 1980 des politiques néolibérales de gestion de la crise structurelle du capitalisme a définitivement fait triompher la conception libérale de la « construction européenne ». Dès lors, la référence à la conception social-démocrate n’a plus été qu’un leurre (pour les peuples) et un alibi (pour les gouvernants) : cf. par exemple ce qui s’est passé en France entre juin 1982 et mars 1983, lorsque le gouvernement d’Union de la Gauche a refusé de quitter le « serpent monétaire européen » et fait le choix de la rigueur néolibérale sous prétexte que seule la Communauté économique européenne (CEE) pouvait permettre à la France et à ses partenaires communautaires de retrouver des marges de manœuvre économique compromises ou perdues au niveau national.

Bien plus. Tout au long des années 1980 et 1990, l’UE européenne s’est transformée en une véritable « machine à libéraliser » : toutes les avancées sur la voie de l’intégration économique et politique de l’Europe (l’Acte unique substituant le marché unique au marché commun en 1986, le traité de Maastricht instituant l’Union économique et monétaire (UEM) en 1992, le traité de Lisbonne instituant le pacte de stabilité en 1997, le projet de Traité constitutionnel adopté en 2004, le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance de l’UEM adopté en 2012) n’ont été qu’autant de moyens d’imposer les potions amères des politiques néolibérales aux peuples européens, leurs gouvernements respectifs faisant semblant de devoir se soumettre aux directives de la Commission… dont ils avaient eux-mêmes élaboré et négocié le mandat à Bruxelles dans le cadre du Conseil européen.

Ainsi s’explique aussi les principaux de l’évolution de l’UE au cours des trois dernières décennies, notamment :

  • la tendance à privilégier l’élargissement de l’Union à l’approfondissement de l’Union, quitte à fermer les yeux sur la situation réelle des États candidats à l’adhésion ou le comportement de certains États membres (cf. le maquillage des comptes publics en Grèce avec l’aide de Goldmann Sachs) ; quitte surtout à accroître l’hétérogénéité de l’espace économique et politique de l’Union (notamment l’opposition entre régions centrales et régions semi périphériques voire périphériques) et donc à accroître les déséquilibres internes au sein de l’espace socio-économique de l’UE (cf. infra) ; 
  • la légèreté persistante des institutions communautaires (Conseils européens, Commission européenne, Cour de justice européenne, Parlement européen), essentiellement conçues comme un appareillage de l’intégration économique européenne, constituant un proto-État européen au budget ridicule (à peine un peu plus de 1 % du produit intérieur brut (PIB) des États de l’UE, ce qui limite nécessairement toutes les actions visant à corriger les inégalités de développement au sein de l’Union tout comme celle destinées à la consolider comme un pôle autonome au sein de l’espace mondial) ;
  • le caractère technocratique de l’ensemble du processus de la « construction européenne », conduite de haut en bas par des gouvernements déléguant des pouvoirs à une Commission composée de fonctionnaires et d’experts  placés en dehors du contrôle des Parlements nationaux et même du Parlement européen ;
  • caractère encore accentué par les collusions voire la fusion qui s’opèrent entre la technocratie bruxelloise et les états-majors des transnationales (européennes ou non) à coup de lobbying ou de « pantouflage » (les fréquents passages ou recyclages d’individus entre les deux milieux) ;
  • avec pour résultat final un déficit démocratique manifeste de l’ensemble du processus illustré jusqu’à la caricature par l’échec de la ratification du projet de Traité constitutionnel et la manière dont son rejet par différents peuples (dont le peuple français) a été contourné par différents gouvernements européens contre la volonté manifeste de leur propre peuple.

C) L’accentuation des inégalités de développement au sein de l’UE

Sous l’effet à la fois de la crise et sa gestion néolibérale, d’une part, de l’intégration européenne elle-même, d’autre part, de l’éclatement du « bloc soviétique » et de l’écroulement du « socialisme réel » enfin.

            1. Les effets de la crise et de sa gestion néolibérale

La crise et sa gestion néolibérale ont aggravé les divergences entre les États membres de l’UE (en tant que représentants des intérêts des différents blocs nationaux) et, par conséquent, les motifs et occasions de conflits entre eux. Divergences entre les taux de croissance, les taux d’inflation, les niveaux de salaires, les comptes internes (privés et publics) et les comptes externes (balances commerciales, balances des paiements, etc.)

            2. Les effets de l’intégration européenne, qu’ils aient été volontaires ou involontaires (pervers).

La thèse dominante (libérale et social-démocrate) lors de la création de l'euro était que l'unification monétaire entraînerait la convergence des économies des États de la zone euro :

  • du fait de l’amplification et de l’accélération des échanges commerciaux ;
  • du fait que les différents États disposeraient d’une même monnaie, pratiqueraient une même politique monétaire et seraient incités à pratiquer une même discipline budgétaire ;
  • du fait enfin que les États semi-périphériques pourraient rattraper progressivement leur retard de développement grâce aux aides européennes et à la facilité de s’endetter sur le marché financier en bénéficiant de la stabilité et de l’appréciation de l’euro (entre 2002 et 2008) sans avoir à subir la sanction d’un déficit commercial prolongé envers les autres États de l’UE.
    • Cela a été notamment le cas pour la Grèce, le Portugal et l’Espagne pour lesquels les taux d’intérêts réels ont été négatifs (vu le différentiel entre les bas taux d’intérêts nominaux et le maintien d’une inflation plus importante dans ces États que dans le restant des États membres de l’UE).

Mais, dans l’ensemble, le résultat de l’intégration européenne a été tout le contraire : l’accentuation de la concurrence entre entreprises, entre régions et entre États au sein de l’UE a conduit à aggraver les divergences entre taux de croissance, taux d’inflation, taux d’intérêt réels, etc., entre les États et surtout les inégalités de développement entre ces derniers en incitant et contraignant chacun à accentuer encore ses « spécialisations productives » en jouant de ses « avantages comparatifs », et ce d’autant plus que le risque de change (lié au creusement des déficits commerciaux) avait disparu. D’où la formation tendancielle de deux pôles ou blocs dans la zone euro :

  • l’un regroupant l’Allemagne et son hinterland : Pays-Bas, partie flamande de la Belgique, Luxembourg, Autriche et Suisse – en dépit de ce que celle-ci ne soit pas formellement membre de l’UE ;
  • l’autre comprenant les PIGS (Portugal, Espagne, Italie, Grèce), la France s’efforçant de rester présent dans le premier groupe tout en dérivant de plus en plus vers les seconds.

3. Les effets de l’éclatement du « bloc soviétique » et de l’écroulement du « socialisme réel ». Deux effets en particulier doivent être mentionnés :

  • Ceux du Sonderweg allemand à partir de la réunification. Je détourne ici le mot Sonderweg de son sens traditionnel, utilisé pour désigner la singularité de l’histoire allemande à l’époque contemporaine (de Bismarck à Hitler), pour désigner le « cavalier seul » de la République fédérale d’Allemagne (RFA) à partir de la réunification. Les transferts budgétaires massifs destinés à intégrer les Länder de l’ex République démocratique allemande (RDA) a amené la RFA à s’engager plus résolument encore qu’elle ne l’avait fait auparavant dans la voie d’une croissance (accumulation du capital) centrée sur une stratégie de promotion d’exportations à coups d’austérité salariale à l’intérieur et de conquête des marchés à l’extérieur, essentiellement au détriment de ses voisins et « partenaires » communautaires. Les excédents commerciaux de la RFA ont ainsi permis de limiter et de financer ses déficits budgétaires, tandis que les autres États membres accumulaient les déficits commerciaux et budgétaires, les excédents commerciaux de la de RFA étant finalement fondés sur les déficits commerciaux et budgétaires des autres États membres, le tout conduisant à une divergence grandissante entre les États au sein de l’UE.
  • Ceux de l’intégration des pays d’Europe centrale et orientale (PECO), anciens membres de la zone d’influence « soviétique » et ci-devant États soi-disant socialistes. Cette intégration a eu pour principal effet d’accroître encore l’hétérogénéité interne de l’UE, en élargissant considérablement l’espace de la semi-périphérie en elle, par conséquent les occasions de délocalisation industrielle (dont la RFA a été la principale bénéficiaire) ainsi que la concurrence salariale et fiscale entre États membres.

IV. La crise de l’endettement public et sa gestion dans et par l’UE

Je ne reviendrai pas sur les différentes raisons de l’aggravation continue de la l’endettement public au sein des différents États de l’UE. Je n’en mentionnerai que les deux principales pour mémoire :

  • les cadeaux fiscaux faits au capital et aux classes sociales privilégiées (hauts revenus et grandes fortunes) ;
  • la gestion de la crise financière de 2007-2009 qui a notamment consisté à convertir une dette privée en dette publique pour sauver une grande partie du capital financier failli (donc sauver les titres de propriété et de crédit autorisant à prélever une partie de la richesse sociale produite).

Il s’est ainsi formé une sorte de cercle vicieux : l’UE est elle-même devenue un facteur d’aggravation de l’endettement public, tandis que cette dernière devenait  un facteur supplémentaire de crise au sein de l’UE.

A) L’UE comme facteur d’aggravation de la crise de l’endettement public

Pour les différentes raisons suivantes :

  • La contradiction inhérente à une intégration économico-politique partielle qui dote les États européens d’une monnaie unique mais qui maintient autant de budgets différents qu’il y a d’États et qui laisse chaque État seul responsable de sa dette publique. Donc une seule monnaie mais des émetteurs de dettes souveraines multiples et inégalement aptes à faire face à leurs dettes, entre lesquels les capitaux spéculatifs ne vont pas tarder à faire la différence, en exigeant un différentiel de taux d’intérêt croissant au fur et à mesure où s’aggraveront les difficultés des États les plus faibles à faire face aux charges de leur endettement.
  • L’impossibilité pour les États membres de la zone euro de procéder à des dévaluations compétitives dans le but de relancer l’activité économique et de doper les rentrées fiscales et sociales. D’où la nécessité de procéder à des ajustements par voie inverse de baisse des prix nationaux, d’austérité salariale et de compression budgétaire synonymes de récession voire de dépression et, en définitive, d’aggravation de l’endettement public comme nous l’avons vu.
  • Le carcan institutionnel des critères de Maastricht qui plaide en faveur d’un retour aussi rapide que possible vers le respect de ces critères (notamment ceux concernant le taux de déficit public et le taux d’endettement public), fût-ce au prix de politiques récessives.
  • Le carcan institutionnel définissant les missions de la Banque centrale européenne (BCE) qui lui ont longtemps interdit (jusqu’en 2015) de jouer le rôle de prêteur en dernier recours aux États européens – y compris en rachetant d’anciens titres des dettes publiques.
  • La pression exercée par la RFA (le gouvernement Merckel) pour généraliser le modèle allemand de promotion d’exportations à coups d’austérité salariale et de rigueur budgétaire, alors qu’une pareille généralisation est par principe impossible : ce modèle ne peut fonctionner dans un État (l’Allemagne) précisément parce qu’il n’est pas mis en œuvre simultanément par les autres États au détriment desquels il fonctionne.

B) La crise de l’endettement public comme facteur supplémentaire de crise de l’UE

 L’endettement croissant d’un certain nombre d’États membres virant au surendettement, la situation de défaut potentiel de certains d’entre eux, les tentions croissantes entre les États quant à la gestion de cette crise dans le cadre des règles actuelles de fonctionnement de l’UE mettent cette dernière en crise. Deux issues possibles à cette crise :

  • La sortie par le bas (moins d’Europe) : l’éclatement de l’UE et de son fleuron (fétiche) monétaire (la zone euro) ; la constitution d’une Europe à « plusieurs vitesses » autour d’un noyau dur composé par la RFA et ses dépendances (Pays-Bas, Autriche, Suisse), avec une aggravation de la concurrence économique sur fonds de multiplication des dévaluations compétitives et de montée des protectionnismes par rétablissements de contrôle et des limitations des échanges (de marchandises et de capitaux) aux frontières nationales.
  • La sortie par le haut (plus d’Europe) : un saut qualitatif dans la voie de l’intégration économique et politique de l’Europe dans un sens fédéral, impliquant notamment la mutualisation de la dette publique et donc un embryon de finances publiques européennes.

Personne parmi les dirigeants européens ne veut de la première voie sans avoir cependant le courage de s’engager résolument dans la seconde – c’est la manifestation même du défaut d’hégémonie relevé précédemment.  Conséquence : pour faire face à l’urgence du risque d’éclatement de la zone euro qu’aurait constituer un défaut explicite et massif d’un État ou groupe d’États, il a bien fallu s’engager dans la seconde voie, mais avec peine et à reculons :

  • en mutualisant une partie de la dette des États membres par l’intermédiaire de la constitution du Fonds de stabilité européen (FSE) puis du Mécanisme européen de stabilité (MES) destinés à « venir en aide » aux États membres menacés de défaut de paiement (il s’agit en fait de leur permettre de s’endetter encore un peu plus pour honorer leurs engagements sur leurs prêts antérieurs, en venant donc réellement en aide à leurs créanciers : banques, compagnies d’assurance, fonds d’investissement, etc.) ;
  • et en autorisant la BCE à racheter des titres de la dette publique d’États européens en difficultés, en contravention avec ses propres statuts pourtant, pour venir là encore en aide aux créanciers qui sont titulaire de ces titres pour partie déjà dévalués et qui désirent s’en débarrasser.

Les difficultés et les limites de cette seconde voie sont pourtant manifestes. Elles sont de trois ordres.

            En premier lieu, cette voie ne rompt en rien avec les principes et règles de la gestion néolibérale de la crise, en se donnant notamment pour tâche impérative de rembourser intégralement les dettes publiques dans un espace socio-économique européen inchangé. Or c’est bien évidemment mission impossible.

A titre d’exemple : selon les propres calculs de la Troïka (Commission européenne, BCE, FMI), si l’État grec parvenait à dégager un excédent primaire (un excédent de ses recettes sur ses dépenses, hormis service de la dette) de 6 % du PIB – ce qu’autant État n’est jamais parvenu à faire – sa dette serait tout au plus stabiliser à 130 % du PIB en 2020 et il faudrait toujours encore emprunter 25 Mds € par an pour rembourser sa dette !

En deuxième lieu, en accentuant le fédéralisme au sein de l’UE, cette « sortie par le haut » se heurte cependant :

  • à « l’égoïsme » des États « riches » et « fourmis » (au premier rang desquels la RFA) qui répugnent à payer pour les États « pauvres » et « cigales » (par exemple la Grèce) ; d’où pour l’instant tout refus de l’émission d’euro-obligations ou euro-bonds ;
  • mais aussi aux prérogatives de tous les gouvernements nationaux qui répugnent à abandonner un peu plus de leurs prérogatives (en termes de gestion budgétaire) ;
  • et plus largement aux peuples européens, conviés à renoncer un peu plus à leur souveraineté nationale (après avoir dû renoncer à leur souveraineté monétaire avec l’abandon des monnaies nationales au profit de l’euro, ils sont conviés à abandonner leur souveraineté budgétaire) à des institutions qui continuent à souffrir d’un sévère défaut de légitimité démocratique.

En un mot, s’engager résolument dans la voie fédérale supposerait une hégémonie bourgeoise forte en Europe, alors que la crise de l’endettement publie ne fait qu’aggraver encore le déficit d’une telle hégémonie.

            En dernier lieu, enfin, derrière tout cela, il y a les contradictions spécifiques à la transnationalisation du capital et à la constitution des systèmes continentaux d’États que j’ai évoquées au début de mon propos, telles qu’elles se réfractent sur/dans les États européens (et plus largement centraux) qui en sont les cadres, supports et agents, contradictions qui les soumet à des tensions grandissantes. En effet :

  • D’un côté, ces États sont confrontés à la géofinance : à la partie du capital financier qui s’est émancipée de tout ancrage territorial (sauf dans les paradis fiscaux depuis lesquels elle opère) et de toute solidarité politique (au sens de tout lien avec un État ou un groupe d’État) – c’est la seule partie du capital qui est littéralement parlant mondialisée ou globalisée. Les rapports des États centraux à cette géofinance sont contradictoires : d’une part, ils en ont besoin pour se financer ; d’autre part, ce capital les menace en spéculant constamment sur les titres des dettes publiques dont il compte par ailleurs parmi les principaux détenteurs.
  • D’un autre côté, ces mêmes États doivent défendre les intérêts des groupes transnationaux (industriels ou financiers) d’origine nationale et qui continuent à posséder un ancrage national (ils y localisent leurs états-majors et leurs services stratégiques : services financiers, recherche-développement, etc.)  face à leurs concurrents sur le plan mondial. Et ce même si leur champ d’activité déborde de loin et depuis longtemps les frontières nationaux et leurs intérêts n’a plus rien de commun avec ce qui peut rester de l’intérêt national.
  • Enfin, ces mêmes États doivent continuer, comme par le passé (du temps de la structure internationale de l’espace mondial), à assurer les conditions générales de la reproduction du capital au sein de leur espace (par exemple la gestion des infrastructures productives, la reproduction de la force sociale de travail à travers le système d’éducation et de le système social de santé, etc.) tout comme la reproduction des rapports de classes (donc la domination de classe de la bourgeoisie) au sein de leur espace. Autrement dit, ils doivent continuer à assurer les conditions de l’hégémonie bourgeoise dans le cadre national, en créant les conditions d’un consentement minimal (fût-il passif) des classes dominées à leur domination – et, à défaut, être capable de dévoyer, de contenir ou même de réprimer les luttes de ces mêmes classes – tout en étant de plus en plus dépourvus des moyens matériels et institutionnels nécessaires à l’accomplissement d’une pareille tâche.

Conclusion

La crise de/dans l’Union européenne présente encore une autre dimension,  inséparable de celles qui viennent d’être analysées : le déficit de toute alternative socialiste à la crise structurelle du capitalisme et à la crise d’hégémonie de la bourgeoisie au niveau européen. J’entends par là :

  • la faiblesse ou à l’insuffisance des réactions du salariat aux agressions dont il a fait l’objet de la part du capital sous forme des politiques néolibérales ;
  • l’absence d’une stratégie appropriée à la phase actuelle de la crise au niveau européen.

Cette faiblesse et cette absence expliquent la capacité de la bourgeoisie à prolonger et aggraver ses politiques néolibérales, en dépit du fait que ces dernières accentuent la crise, y compris de son propre point de vue. Là encore, je ne peux que mentionner ce point sans pouvoir l’approfondir en espérant que les exposés suivants, portant sur les situations nationales respectives, nous donneront l’occasion d’y revenir.

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